A l’initiative de la Promotion pour le Développent (PROMODEV), une quinzaine d’agriculteurs et d’agricultrices venus des départements du Nord, de l’Artibonite, des Nippes, du Sud’Est, du Plateau Central, du Sud et de la Grand-Anse, ont pris part, le mardi 19 décembre dernier, à un atelier de diagnostic de la situation du secteur agricole haïtien. Il était question pour les participants à cette rencontre traditionnelle de faire non seulement le bilan de l’exercice agricole de l’année 2017, mais également, de décliner les perspectives pour 2018. L’enjeu de cette session était de recueillir les informations relatives à l’activité du secteur agricole en 2017 et faire des propositions susceptibles d’améliorer le secteur dans les années à venir.
La petite salle de conférence format rectangle du bureau de la PROMODEV, baptisée salle de Conférence Kompè Filo, située à la rue Lafleur Duchêne à Port-au-Prince, est comble et l’atmosphère en cette période festive y est plutôt animée. L’heure est au bilan. Chaque participant a quelque chose à partager avec les autres sur la réalité agricole de sa région, les difficultés auxquelles il a dû faire face pour son système d’élevage et pour cultiver ses parcelles de terre et le maigre rendement qu’il a obtenu, en dépit de tant d’efforts consentis.
C’est madame Eliana Sainton, une agricultrice de Plaisance, commune du département du Nord d’Haïti, qui a ouvert la série de témoignages. D’un ton désemparé, elle a brossé le tableau environnemental et agricole de sa commune, considérée comme la porte d’entrée du Nord. Son constat est accablant : « Haut Martineau, 3e section communale de Plaisance du Nord était considérée dans le temps comme une zone verdoyante où la pratique agricole était plutôt florissante», raconte Madame Sainton, l’air inquiet. Après quelques secondes de silence, afin de mettre un peu d’ordre dans ses idées, elle reprend timidement son souffle et poursuit : « Aujourd’hui, l’agriculture n’a plus de valeur. Elle ne représente plus ce qu’elle était dans le temps. Le rendement à l’hectare de nos terres est insignifiant. Mais pire encore, nous n’avons pas de marchés pour écouler le peu de denrées qui nous reste. C’est inadmissible», a-t-elle déploré.
Débrosse Blémur, un autre agriculteur qui représente lui aussi, le département du Nord, dans ce panel de discussions de fin d’année, axé sur la situation agricole haïtienne, est beaucoup plus acerbe dans ses propos. «Il est inconcevable d’accepter qu’au 21e siècle, l’agriculture haïtienne soit pratiquée en dehors des normes appropriées. Dans nos champs, nous continuons à cultiver la terre au moyen d’outils agricoles rudimentaires : houes, pioches, serpettes, marchettes, etc.», s’est désolé l’agriculteur. Débrosse Blémur a déploré le fait que les paysans de Gaubert, l’une des huit sections communales de Plaisance du Nord, soient dépourvus de tout : pas de moyens et d’outils agricoles y compris semences de qualité, engrais, capital d’investissement et assistances techniques adaptées. « Moi, j’avais eu la chance de séjourner aux Etats-Unis d’Amérique. J’ai visité certaines plantations de riz. J’ai vu comment cela se passe. Je me suis demandé, pourquoi la vallée de l’Artibonite, à elle seule, n’arrive pas à fournir la quantité de riz nécessaire à la consommation locale?», s’est-il questionné l’air perplexe.
Le constat de Madame Alberthe Alcena, une agricultrice de Petite Rivière de l’Artibonite, est encore plus patent. « Les femmes dit-on, est le poumon de l’agriculture mondiale. En Haïti, c’est une toute autre réalité. Ecoutez, à Petite Rivière, nos paysannes sont livrées à elles-mêmes, elles ne peuvent pas envoyer leurs enfants à l’école, elles n’ont pas les moyens de pratiquer un petit négoce. En plus de ça, la terre, leur seule alternative face à la situation économique désastreuse dans laquelle elles vivent, ne peut plus répondre à leur besoin quotidien.», a expliqué la jeune leader communautaire. Elle a en a profité pour lancer un appel à la solidarité en faveur des agricultrices de cette commune du département de l’Artibonite, dont les revenus dépendent en grande partie des produits maraichers (Chou, Carotte, tomate, laitue, piment, pomme de terre, etc.).
Ilogène Jean est le président de l’organisation Tet Kole Ti peyizan Marmelade. Cet agriculteur fait éloge du potentiel agricole de cette tranquille bourgade à l’allure naturelle nichée dans un écrin de verdure des montagnes du Massif du Nord. Selon Ilogène, le café est la culture dominante de la commune. Il y a quelque 3000 producteurs de café à Marmelade. Une grande partie de cette culture est destinée à l’exportation. « A côté du café, la culture maraichère est très pratiquée dans la commune », a expliqué l’agriculteur. Il a toutefois déploré le manque de moyens dont disposent les paysans pour pouvoir faire face aux pestes qui attaquent les produits maraichers et les agrumes. « Cette année j’avais emblavé en chou, carotte, betterave et piment doux, près d’un hectare de terre, dans l’espoir de pouvoir en tirer profit. Malheureusement, toute cette plantation a été attaquée par des pestes. J’ai tout perdu, hélas!», s’est attristé l’agriculteur. Ilogène Jean confie ne pas savoir à quel saint se vouer en cette période de soudure.
C’est presque les mêmes constats pour Alexis, un entrepreneur agricole du département de la Grande-Anse. Agriculteur fringant, Alexis n’arrive toujours pas à comprendre pouvoir en Haïti, nous continuons à pratiquer une agriculture fortement pluviale, tributaire des aléas météorologiques et climatiques. « On sait ce que l’on plante. Mais, on ne sait pas toujours ce que l’on récoltera. C’était mon cas cette année.», a soutenu le planteur. Il a indiqué que les fortes pluies qui se sont abattues sur son département au cours des mois de juillet à octobre 2017 avaient occasionné d’importants dégâts dans ses plantations d’ignames (pourriture des tiges souterraines et germination anticipée de ces dernières)
Du Nord au Sud, les difficultés auxquelles font faces les agriculteurs haïtiens sont les mêmes : Coûts de production trop élevés, problème de main-d’œuvre, manque de moyens économiques et financiers pour développer le secteur, mauvaise répartition des ressources disponibles, absence de politique qui encourage la production nationale, carence en formation chez les agriculteurs, libéralisation des marchés agricoles, insuffisance des canaux d’irrigation, baisse de la fertilisation des sols, conséquence du changement climatique.
Ainsi, selon les participants, s’atteler à tous ces problèmes exige des solutions complexes adaptées à la situation de chaque région particulière.
Comment y arriver ?
Au terme des débats qui ont duré plus de deux heures, les participants ont adopté plusieurs résolutions qui seront prochainement soumises à l’attention des autorités étatiques et d’autres instances intervenant dans le secteur agricole national. Citons entre autres, la réalisation au cours de l’année 2018, d’une douzaine de rencontres régionales, afin de faciliter les échanges entres les agriculteurs d’une région à l’autre ; le réveil des activités de « Konbit », (le « Combitisme, forme de solidarité existant entre un groupe de personnes décidant de se mettre ensemble pour faire des travaux qu’une seule personne n’ arriverait jamais à faire), afin de promouvoir la mutuelle agricole ; l’exécution du projet de jardin scolaire sur toute l’étendue du territoire nationale ; la réactivation des fermes agricoles ; inciter le Ministère de l’Agriculture à prioriser « la redynamisation et le fonctionnement des bureaux agricoles communaux et des directions agricoles départementales »; le développement d’un programme de transmission de valeurs traditionnelles et morales ainsi que des pratiques agricoles aux fils des paysans, afin qu’ils puissent assurer la relève.
Par ailleurs, les agriculteurs présents à cette rencontre ont fait remarquer qu’Haïti a le grand privilège d’avoir à sa tête, au cours de l’année 2017 pour un mandat de cinq ans, un entrepreneur agricole comme Président de la République et espèrent qu’il y aura de nouvelles stratégies basées sur une nouvelle vision en vue de moderniser et de rendre fonctionnel le secteur agricole tout en donnant le leadership au Ministère de l’Agriculture qui doit être doté d’une équipe plus dynamique.
En marge de la rencontre, le Secrétaire Général de la PROMODEV, l’Ingénieur-Agronome Talot Bertrand a indiqué que cette activité, réalisée chaque décembre de l’année, se veut un espace de débats et d’échanges sur la réalité agricole haïtienne et les efforts à entreprendre en vue d’y faire face. Ce spécialiste en éducation relative à l’environnement en a profité pour convier les participants à répliquer ces discussions dans leurs zones respectives afin de travailler et de contribuer au développement agricole et rural du pays. Les agriculteurs ne doivent pas rester en attente de l’Etat ou des bailleurs, ils doivent prendre des initiatives et travailler durement en vue de répondre à un minimum de besoins quotidiens de leurs familles. Il a enfin souligné que Jean Jacques Dessalines et les autres héros de l’Indépendance n’ont jamais cessé de lutter avec les maigres moyens à leur disposition, afin de nous léguer aujourd’hui cet espace de terre. Par conséquent, nous devons nous mobiliser en vue d’éradiquer la pauvreté et mettre Haïti sur la voie du développement durable.
Louiny FONTAL/ journaliste multimédia.