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Il fut un temps où l’identité haïtienne se portait avec fierté. Héritiers d’une épopée historique unique, nous étions les enfants d’une nation née dans le feu de la résistance et de la liberté conquise. Être Haïtien, c’était appartenir à une histoire faite de bravoure, de résilience et d’insoumission.

De la République Dominicaine à la Floride, du Mexique au Chili, cet héritage, naguère porté comme un étendard de résistance et de dignité, semble aujourd’hui s’être mué en fardeau. Il précède le soupçon, convoque l’humiliation et appelle l’exclusion. Il est devenu, non plus un passeport de fierté, mais un poids invisible que l’on traîne aux frontières du monde. Un nom chuchoté avec gêne, qui referme trop souvent les portes avant même que le regard n’ose s’y poser.

Aujourd’hui, être Haïtien, c’est porter une identité qui nous précède comme une ombre encombrante, tissée d’a priori, de soupçons et de silences gênés. Ce n’est plus un mot qui raconte la bravoure d’un peuple qui, le premier, brisa ses chaînes pour conquérir sa liberté, mais un sceau qui verrouille les possibles avant même qu’on ait pris le temps d’écouter le récit.

À travers les regards fuyants, les contrôles insistants et les refus déguisés, on devine le poids de ce nom qui, jadis, faisait trembler les empires. Aujourd’hui encore, il porte une forcé, mais la force du mal vu, du mal lu, du mal dit, du mal reçu. Et dans ce malentendu insistant et persistant, l’être haïtien se trouve souvent condamné à justifier son humanité avant même de pouvoir affirmer son existence.

Le 4 juin 2025, les États-Unis ont officiellement durci leur politique migratoire à l’égard des ressortissants haïtiens. Le 27 juin 2025, fini les dérogations, les statuts exceptionnels. Un durcissement de plus, dans une longue liste de mesures qui s’égrène comme une sentence.

Le Chili, après avoir ouvert ses bras post-séisme en 2010, a brutalement refermé ses portes en 2018. Visa obligatoire. Migration inversée. Le Brésil, partenaire historique de missions humanitaires en Haïti, a suivi la même voie dès 2017. Le Mexique, depuis mai 2023, a limité drastiquement les permis temporaires pour les Haïtiens, renforçant les contrôles à sa frontière sud.

Et la République Dominicaine, elle, érige chaque jour de nouveaux murs, symboliques et physiques, contre ses voisins. Rafles nocturnes, expulsions massives, déportations d’enfants nés sur son sol. Même les papiers en règle n’y garantissent plus rien. Le racisme y est institutionnalisé, l’humiliation normalisée.

Un visa est une courtoisie diplomatique, non une obligation. Toute nation a le droit de choisir qui elle accueille. Mais aucune loi, aucune frontière, ne saurait justifier la négation de la dignité humaine. Le véritable problème n’est pas que le monde nous ferme ses portes. Le drame, c’est que nous-mêmes avons cessé de les garder ouvertes chez nous.

Ce ne sont ni notre culture, ni notre histoire, ni nos valeurs que les pays redoutent, c’est notre effondrement. Haïti ne rassure plus. Elle inquiète, elle dérange, elle échappe à tout ordre. Le monde ne voit plus en nous un peuple résilient, mais un peuple brisé. Une nation ingouvernable. Une zone de turbulence humaine. Une alerte constante.

Quand l’État s’efface, le citoyen s’égare. Et chez nous, l’État n’est plus qu’un fantôme sans voix ni colonne vertébrale. Nos institutions ne sont plus que des façades ébréchées, désossées par la corruption, minées par l’inefficacité, gangrenées par l’impunité. Nos dirigeants, loin d’incarner une vision, rivalisent d’irresponsabilité, de cynisme et d’indifférence.
Pendant que les familles fuient, que les enfants se noient, que les écoles s’effondrent, eux s’arrachent des postes vidés de leur sens ou s’éclipsent discrètement, passeport diplomatique en main. Mais le paradoxe, aujourd’hui, c’est qu’ils n’ont plus vraiment d’asile. Même ailleurs, souffle désormais un vent de rejet, celui de l’argent sale, des privilèges usurpés, et des États en faillite morale.

Nous avons sous-traité notre souveraineté à coups de missions sans lendemain, d’accords creux et de partenariats sans cap. Et pendant ce temps, le citoyen haïtien erre. Migrant involontaire, exilé de sa propre terre, il vit dans l’entre-deux du rejet, ni pleinement d’ici, ni véritablement de là-bas.

Nous avons désappris à rêver ensemble. Le futur, désormais, ne germe plus sur notre sol, il s’écrit à l’encre pâle de l’exil. Quitter la terre, changer de nom, troquer ses papiers, comme si l’âme, elle aussi, pouvait se naturaliser ailleurs, loin du pays qui n’a plus su lui faire une place.

Porter son identité comme une calamité, c’est lire dans les yeux de l’autre la peur, la suspicion, le rejet. C’est être perçu comme une menace latente. C’est avancer dans le monde comme un corps en trop, toléré tout au plus, redouté trop souvent. C’est mener, chaque jour, une guerre silencieuse contre l’humiliation.
Ce que nous vivons n’est plus une simple crise migratoire. C’est une crise de dignité. Une tragédie morale. Une faillite partagée.

Nous devons désapprendre la résignation, et réapprendre à bâtir. Non pas des discours creux, mais des institutions solides, des passerelles de confiance, des fondations de souveraineté. Il nous faut réinventer un pays qui donne envie d’y rester, et non de s’en échapper.
Il est temps de rompre le silence. De nommer ce que l’on tait, chaque expulsion, chaque porte qui se claque, chaque enfant qui meurt dans les eaux est le fruit d’un abandon. Et cet abandon a des visages, des signatures, des comptes en banque. Ce sont ceux qui gouvernent sans cap, qui pillent sans honte, qui détournent le regard pendant que le pays s’enfonce.

Mais l’Histoire, elle, observe. Et elle n’oubliera pas. Elle jugera.
Haïti ne renaîtra ni sous la honte, ni sous la pitié. Elle renaîtra d’un sursaut éthique, d’une insurrection morale, d’une réappropriation collective de sa dignité perdue.
“Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas ; c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles.” – Sénèque

Il est encore temps. Mais pour combien de temps encore ?

 

Kerlyne Marseille
Psychologue

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