par Rency Inson Michel

Lundi 21 octobre 2019 ((rezonodwes.com))– Homme, je puis disparaître sans voir poindre à l’horizon national l’aurore d’un jour meilleur. Cependant, même après ma mort, il faudra, de deux choses l’une : ou bien Haïti passe sous une domination étrangère, ou elle adopte résolument les principes au nom desquels j’ai toujours lutté et combattu, car au vingtième et unième siècle, et dans l’hémisphère occidental, aucun peuple ne peut vivre indéfiniment sous la tyrannie, dans l’injustice, l’ignorance et la misère.

Anténor Firmin[1]

Ce que j’appelle
Peuple dans ce papier n’est pas une simple fiction théorique. Du moins, s’il en
est une, c’est une fiction opérationnelle. C’est la « partie la plus
nombreuse et la moins riche ou la moins privilégiée de la population d’un Etat
[Haïti] »[2]. Soit
la grande masse des haïtiens tenue à l’écart des responsabilités politiques et
surtout des richesses du pays par une situation de fait qui la minorise dans la
vie publique. Il s’agit des anciens « Bossales ». Les anciennes
masses d’esclaves qui constituent depuis 1804 les masses paysannes et leurs
descendants qui peuplent les bidonvilles et vivant une situation de misère et d’inégalités
injustes qui constitue une condition
objective
de leur rancune et leur hostilité vis-à-vis des individus considérés
dans ce pays comme des nantis. Leur lutte pour la citoyenneté totale constitue
la contradiction fondamentale qui
traverse la société haïtienne depuis sa fondation en 1804 à aujourd’hui. Et dans
cette lutte, ce peuple est tragiquement seul.

Sa classe politique est contre lui

La gouvernabilité entretenue
par la classe politique haïtienne témoigne son irresponsabilité par rapport à
ce qui est la principale fonction systémique de toute instance politique : poursuivre
les objectifs généraux que se fixent les acteurs [de la société]. Autrement
dit, une irresponsabilité par rapport à sa tâche qui consiste en l’organisation
d’une action collective destinée à atteindre des buts ayant un sens collectif. S’impose
donc une « gouvernabilité par irresponsabilité » dont le Peuple est la
principale victime. Dans son irresponsabilité, la classe politique haïtienne ne
réussit nullement à répondre aux problèmes vitaux de la vie collective de ces
gouvernés. Dans sa vision prédatrice du pouvoir politique, elle orchestre dans
le pays une « Gouvernance de violence » qui, systématiquement, empêche
à ces derniers d’accéder à une citoyenneté totale. C’est-à-dire, une
citoyenneté qui ne se réduit pas à la simple prétendue jouissance des droits
politiques en envoyant au rebut les droits économiques, culturels et sociaux.

De cette cynique irresponsabilité, il résulte que la paupérisation de ce peuple s’accélère. En ce sens, Jean Price Mars[3], regrette ceci : « la classe dirigeante [haïtienne] se désintéresse du sort des masses. Celles-ci ignorent même l’existence de la première parce qu’elle n’a avec elle que des rapports purement économiques. » Quand ces masses essayent de se rebeller, elles se font manipuler par sa propre élite politique. En effet, chose courante : il arrive que des éléments de cette classe politique se convertissent en « opposants politiques » et s’allient donc aux masses. En réalité, ce n’est que pour mettre le rapport de force de leur côté pour continuer à tirer profit du champ [politique] en s’y faisant une meilleure place au mépris de toute réelle politique méliorative du sort des masses.

Donc, dans le fond, ils restent et demeurent des conservateurs, des réactionnaires. Leurs pseudos revendications révolutionnaires sont motivées que leur peur de tomber dans la condition existentielle des masses. Ce qu’ils défendent en réalité, ce sont leurs intérêts futurs. En réalité, seul le petit peuple, la masse, est réellement révolutionnaire. Même la classe dite moyenne ne l’est pas. Cette classe politique ne l’est pas. Elle n’est qu’un réservoir réunissant ceux et celles qui, à tour de rôle, constituent ce comité qu’est l’Etat qui ne fait que gérer les affaires communes de toute la classe des commerçants-bourgeois du pays (pour parler dans un langage marxiste). Ce sont des acteurs de doublure qui ne sont redevables qu’envers leurs maitres : le Blanc et le nantis du pays.

Son
élite intellectuelle est contre lui.

Tout en évitant de
jeter le bébé avec l’eau du bain, il est loisible de noter que l’élite
intellectuelle haïtienne est peuplée de ce que le feu Jean Anil Louis Juste[4]
qualifie de Princes auto-dominés. Ils
sont des éléments de la société qui, « se prenant pour une catégorie supérieure
au sein de la famille et dans la vie naturelle, reproduisent dans leurs
comportements la domination que les classes dominantes exercent sur la
société. » Ils s’allient donc aux oppresseurs des masses. Ils souffrent du
syndrome de futur dominateur. Aussi, ils s’en prennent à ceux-là qui veulent
toucher au statu quo. C’est comme menacer la concrétisation de leur fantasme de
Princes.

L’Habitus
universitaire de ces princes auto-dominés est aliéné par un négationnisme
positiviste duquel résulte un rapport antagoniste entre eux et le Peuple. En
effet, ils nourrissent une image coloniale de l’Autre :  des gens encore dans la caverne, dénoués donc
de la « vraie rationalité » et dont les actions relèvent de la
« barbarie ». Qu’ils se taisent et se laissent gouverner (dominer).
Ces « Princes » s’enferment dans un individualisme criant et un
conformisme dangereux faisant d’eux des opportunistes obsédés à tirer leur
profit dans les contradictions opposant les opprimés (le Peuple) et les oppresseurs.
Ce Peuple ne se reconnait pas en cette élite et ne la voit nullement comme une
alliée de lutte.  

L’élite
économique est contre lui

La vocation d’une
élite économique, d’un point de vue parsonien, peut se définir par rapport à sa
place dans le système coordonné d’actions
que requiert le fonctionnement de toute société. Ledit système se constitue de
quatre sous-systèmes dont le sous-système économique qui est censée être la
base matérielle de la société remplissant donc la fonction systémique qui
suit : l’adaptation. C’est-à-dire, il a pour « rôle majeur
d’organiser le processus technologique et plus largement de l’adapter au
service du système social. »[5]
Ceci dit, une élite économique, étant une entité du sous-système économique,
est tenue de s’assurer de la reproduction matérielle de la vie en société de
sorte que tous les membres de la société, qu’importe leur position dans la
hiérarchie sociale, soient en mesure de vivre.

De toute évidence, la société haïtienne se trouve inféodée à une élite économique dominée de manière littéralement hégémonique par des commerçants-bourgeois dont les pratiques économiques sont parasitaires et font preuve surtout d’une insouciance tyrannique vis-à-vis du pays en général quant à son progrès économique et des masses en particulier. En effet, il n’existe aucun effort de modernisation et de dynamisation du mode de production des biens en vue de garantir la transformation de la vie matérielle du Peuple. L’histoire le montre : une seule classe a tiré les avantages de l’indépendance haïtienne. René A. St Louis[6] écrit donc : « l’élément noir n’a fait que changer de maîtres. » Plus cet état de fait persiste, plus les inégalités se creusent. Aussi, l’un de nos devoirs de Peuple aujourd’hui est de nationaliser et humaniser notre élite économique suivant une vision méliorative fondée entre autre sur des valeurs de Justice sociale à l’égard de cette masse trop longtemps exclue de la vie économique du pays.

L’international
est contre lui

Des faits portent
à croire que la société haïtienne subit, de la part du Blanc, une domination néocoloniale
dont le caractère se révèle nocif au bien-être du Peuple haïtien. Ce pays est
encore dans le creuset colonial : le Blanc agit librement avec la
complicité d’une élite intériorisant une infériorité raciale vis-à-vis de
celui-là. Plus le Blanc prétend aider ce peuple, plus celui-ci se fonce dans la
crise de survie. C’est une assistance mortelle dirait Raoul Peck. Ses symptômes
pèsent d’un poids si pesant sous lequel le Peuple succombe.

En voulez-vous des preuves ?

Nous sommes en
1825. Pour mettre fin au boycott international de l’indépendance de la jeune
nation, celle-ci a dû payer 150 000 000 de francs en ors à la France.
Une somme dont une grande partie provient d’un emprunt auprès de banques françaises
avec un haut taux d’intérêt. D’où, une double dette. Non. C’est plutôt une véritable
rançon qui a entravé pendant plus de 120 ans le développement économique du
pays. Dans la foulée, d’autres puissances étrangères, en utilisant des moyens
de contrainte, bénéficient dans ce pays des concessions tarifaires.

Songez les 19 ans
de l’occupation américaine d’Haïti. Parmi ses conséquences, la paysannerie haïtienne
a été non seulement victime de l’odieux régime de la corvée, mais aussi elle a
été expropriée. Ce qui a davantage plongé la paysannerie dans la pauvreté. Plus
de 300 000 haïtiens ont dû laisser le pays.

N’oubliez pas les
deux Programmes d’Ajustements Structurels de 1981-1989 et de 1994-1997 dont les
mesures ont aggravé la crise du secteur agricole du pays par une libéralisation
commerciale permettant aux produits étrangers d’envahir le marché local au
détriment des producteurs locaux : les paysans haïtiens. Ces deux
Programmes d’Ajustements Structurels ne font qu’augmenter la dépendance
économique d’Haïti. Ce n’est pas tout… Des agents des forces de l’ONU, dans le
cadre d’une occupation dont ils taisent le nom, ont provoqué dans le pays une
épidémie de choléra ayant fait au moins 10.000 morts.

La liste des
grands dégâts causés par les puissances étrangères en Haïti est
catastrophiquement longue. Je ne vous parle même pas de son implication dans
des cas de grande corruption au pays. L’affaire CIRH (Commission Intérimaire
pour la Reconstruction d’Haïti) en est un triste exemple. Je ne vous parle même
pas de son implication intéressée dans l’instabilité politique du pays. L’affaire
de Jean Bertrand Aristide en 2004 en est une parfaite illustration. Je ne vous
parle même pas de son … Passons. Revenons-y dans un autre papier. Retenez pour
l’instant que c’est un fait indéniable que la responsabilité de cette
grande pauvreté qui s’abat sur le peuple haïtien incombe considérablement à une
partie de la communauté internationale. Non, ce n’est pas une amie d’Haïti. Les
nations n’ont pas d’amies. Elles n’ont que des intérêts.

Tout
le système est contre le peuple.

M’inspirant de la
sociologie critique de Boaventura de Sousa Santos, je peux souligner que le
système social haïtien est traversé par une ligne abyssale qui nous laisse
observer deux zones existentielles. Ce sont ce que Frantz Fanon, dans sa
conception du racisme, appelle : la zone
de l’être
et la zone de non-être.
Cette dernière est la zone de ceux et celles qui vivotent dans les nombreux
bidonvilles du pays dans des conditions les plus déshumanisantes mettant à nu
l’irresponsabilité qui fonde la gouvernabilité entretenue par les élites
dirigeantes haïtiennes. C’est la zone des plus de 6 millions d’haïtiens qui
vivent sous le seuil de pauvreté avec moins de 2,4 USD par jour ; la zone
des plus de 2.5 millions d’haïtiens, qui eux, vivent sous le seuil de la pauvreté extrême avec moins de 1,23 USD
par jour. C’est la zone du « pays en dehors » tel que décrit
analytiquement par Gérard Barthélémy. C’est donc la zone de la grande masse
paysanne haïtienne qui est de plus en plus marginalisée, dépossédée et
appauvrie tant matériellement que spirituellement. C’est la zone des principaux
opprimés : le petit peuple.

La zone de l’être regroupe, d’une part, ceux et celles qui ont le monopole des richesses du pays ; d’autre part, une classe moyenne de plus en plus décapitalisée. Les premiers sont les commerçants-bourgeois étrangers (européens, syriens, libanais) auxquels l’Etat se trouve inféodé. Ils représentent à peine 4% de la population mais monopolisent plus de 80% de la richesse du pays. Un tel déséquilibre social n’est plus à tolérer. A côté, il y a une catégorie sociale que certains appellent les « nouveaux riches » du pays. Ce sont des hommes de la classe moyenne qui parviennent à faire de la politique un moyen d’accumulation de capital. Ils sont des politiciens qui font fortune en s’engloutissant dans la corruption tout en servant leurs maîtres : le Blanc et les nantis, je le rappelle.

En d’autres
termes, le système social haïtien est hiérarchisé comme suit : au sommet,
se trouve la Métropole. C’est le lieu des privilèges démesurés. La zone des
oppresseurs. Le lieu de ceux qui vivent aux crochets des contribuables, des
biens et deniers de l’Etat… Au milieu, il existe une semi-périphérie. La zone
de la classe dite moyenne qui est submergée par une grande passion égalitaire
vis-à-vis des oppresseurs. Au bas de l’échelle, c’est la périphérie. Le lieu où
le peuple vit le jour au jour. La contradiction fondamentale de ce système
social demeure et s’exacerbe : la lutte de ce peuple pour la citoyenneté
totale.

En somme, notez que ce peuple subit les grosses vagues d’une double position périphérique. En effet, songez que le système social haïtien _ dans  lequel le peuple est relégué dans la position périphérique _ fait partie d’un système-monde capitaliste, raciste, impérial et colonial dans lequel celui-là est dans une position périphérique. C’est donc un système social qui vit une situation de domination politique, économique et culturelle. D’où le poids de la communauté internationale dans les grandes décisions politiques et économiques qui se prennent au niveau local. Ce sont donc des décisions qui portent le sceau d’une grande extraversion vers le Nord. Nous y consacrons un autre papier. Tout au moins, c’est là une triste situation de néo-colonisation dont la principale victime est la zone de non être du système social haïtien. Aujourd’hui cette zone se rend compte qu’elle est pauvre, s’en prend à ses oppresseurs et, par voie de conséquence, réclame un antisystème.

Est-ce possible de mettre fin au système actuel ? Le peuple, a-t-il les moyens d’y arriver ? Quels sont ces moyens ? Que doit-être la structuration d’un tel antisystème ? Comment peut-on y arriver ? Quels en sont les grands enjeux ?

Rency Inson Michel

Licencié
en Sociologie


[1] Firmain,
Anténor. 1911. L’effort dans le mal. San-Juan

[2] Voir :
Boetsch Gilles. Le Peuple, hier et aujourd’hui. In Hermès, La Revue 2005/2
(#42)

[3] Voir Vocation de l’élite. 2013. Port-au-Prince : Les Editions
Fardin. p. 48

[4] Voir : L’Etudiant haïtien : un prince
auto-dominé
, publié le 23 novembre 2002, In Alter Presse

[5] Martucceli,
Danilo. 1999. Sociologies de la modernité.
France : Editions Gallimard. P. 81

[6] Dans : La pré sociologie haïtienne ou Haïti et sa
vocation nationale
[Texte disponible en libre accès sur le site de
« Les Classiques des Sciences Sociales »]